CHAPITRE V :
LIBRE ARBITRE ET KARMA (2/2)
Dans cette figure, la ligne centrale A B représente la direction générale d'évolution prise par la majeure partie de la race, et les petits parallélogrammes figurent quelques existences individuelles. Voyons d'abord la vie
a ; sa place sur la ligne centrale indique que les impulsions karmiques de l'incarnation antérieure placent
l'individu, dont nous considérons la vie, au niveau de la tendance normale
de son époque. Mais cet homme jouit du privilège d'un
libre arbitre
partiel qui lui permet de modifier sa tendance évolutive dans la mesure
indiquée par les lignes pointillées s'étendant à
droite et à gauche de la ligne centrale ; il ne saurait la modifier davantage,
étant maintenu entre ces lignes par les limitations du karma et les circonstances,
pour autant que les lignes latérales de son parallélogramme en
restreignent la divergence. Supposons le bien spirituel représenté
par la ligne dirigée vers la droite, et le mal spirituel par celle dirigée
vers la gauche. Lorsque l'individu en question fait les efforts nécessaires
pendant la vie représentée par
a, les tendances karmiques,
dans son incarnation suivante, le pousseront dans la direction de la ligne centrale
traversant la vie
b. Si de nouveaux efforts vers une spiritualité
plus haute déterminent une inclinaison plus forte de la ligne centrale
de vie vers la droite, la troisième existence de cet homme sera représentée
par
c. Il va de soi que plusieurs autres vies dirigées vers le
même but aboutiraient à placer la ligne centrale de la vie à
angles droits avec la ligne centrale d'origine c'est ce qu'indique le
parallélogramme
h qui nous représente la condition de l'
Adepte,
en
harmonie avec l'Idée divine du bien absolu.
Mais le
libre arbitre de l'homme a toujours une part active
et incontrôlable à chaque phase du processus, et l'être en
question, avant d'atteindre la perfection complète de la vie
h
pourra toujours dévier vers la mauvaise direction. C'est ainsi que les
énergies de la vie
c peuvent être mal dirigées et
donner lieu à une incarnation subséquente représentée
par
d. Une nouvelle déviation vers le mal replacerait alors l'Ego
dans le champ ordinaire de l'évolution. Quel que soit son stade de progrès
sur cette ligne centrale, une déviation mauvaise pourra toujours l'entraîner
vers la gauche et déterminer dans la vie nouvelle une inclination prédominante
au mal, comme le montre la figure
f. La persistance des mêmes tendances
mauvaises, durant quelques existences encore, placerait l'Ego sur la ligne horizontale
se dirigeant vers la gauche, qui nous représente la voie du mal absolu
; cette voie, comme celle du bien absolu, entraine l'Ego hors du courant général de l'évolution, dans des conditions que nous explique la donnée
théosophique.
On verra que, en ce qui concerne la grande majorité des existences, et vu la complexité de la nature humaine, il est probable
que la plupart des Egos, tout en déviant tantôt à droite,
tantôt à gauche, progresseront néanmoins sur la ligne générale
du courant évolutif. Pour rendre notre figure encore plus expressive,
nous pouvons supposer que la ligne principale et centrale A B est, non pas une
ligne droite, mais l'arc d'une
circonférence immense tendant vers la
droite, en sorte que, dans la suite des âges, la grande majorité des êtres sera lentement entraînée vers le bien ; parce que cette tendance représente la prépondérance finale du principe du bien sur le principe du mal, bien qu'ils nous paraissent souvent s'équilibrer lorsque nous considérons les destinées humaines à notre point de
vue borné.
Une autre modification peut aussi être introduite
dans notre schéma, dont je n'ai pas jugé à propos de surcharger
le dessin. Ce serait de donner une plus grande largeur à chaque parallélogramme,
lorsqu'il dévie d'un côté quelconque de la ligne centrale,
pour bien indiquer la plus grande prépondérance du
libre arbitre,
lorsque l'Ego incline davantage vers la bonne ou vers la mauvaise spiritualité.
Ceci lui permettrait d'atteindre la position horizontale plus rapidement qu'il
ne le pourrait faire si les vies plus spiritualisées étaient aussi
étroitement limitées par les entraves du karma ou de leur entourage
que celles qui évoluent dans la direction de la ligne centrale.
J'espère qu'on ne supposera pas que, par la longueur
et la largeur arbitraire des parallélogrammes, j'ai cherché à
indiquer jusqu'où s'étend la puissance du
libre arbitre pour déterminer
les événements de la vie. Si ces figures n'étaient en corrélation
qu'avec ces événements, peut-être devrais-je en rétrécir
sensiblement les
dimensions latérales. Mais en dépit de tous nos
raisonnements sur la nécessité, avec l'appui même que lui
prête, en l'éclairant, la donnée
occulte actuelle, lorsque
viendra l'impulsion d'agir, nous y obéirons avec le sentiment pratique
de la
liberté du choix. Celui dont les intuitions sont assez éveillées
pour saisir dans son ensemble la signification de cette donnée
occulte,
ne pourra mal employer la connaissance intellectuelle ainsi acquise. En effet,
si quelqu'un, après avoir cédé à la tentation, objectait
: La chose est faite maintenant, donc elle ne pouvait pas ne pas se faire, et
il est inutile de s'en tourmenter davantage nous lui répondrions
que c'est là le pire sentiment,
esprit ou état de conscience qu'il
puisse apporter à l'accomplissement d'un résultat karmique, et
que celui-ci se transmettra à travers les âges comme nouvelle
force
karmique.
Maintenant que nous avons dit tout ce qui se peut dire
relativement à l'action subsidiaire du
libre arbitre sur nos actions.
Il faut se souvenir que cette loi est étroitement reliée à
la pensée qui s'attache aux actions commises. Dans ces dernières
pages, j'ai traité d'une modification extrêmement importante de
la règle générale ; nous allons maintenant revenir à
l'examen de cette règle tout en prenant bonne note de la modification.
Mais il faut prendre en considération que, si le
libre arbitre peut,
dans une certaine mesure, faire dévier vers la droite ou la gauche la
ligne centrale d'évolution, ce fait concerne principalement la façon
dont, par nos pensées, nous créons l'aura karmique entourant les
actions de notre vie.
Apprécié dans son véritable sens,
l'exposé complet de notre doctrine tend à élever la vie,
à l'ennoblir. En première ligne, elle
exalte l'importance de la
pensée considérée en soi comme
force dans la Nature.
On la regarde trop souvent comme l'accessoire accidentel et insignifiant de
l'action. Surveillez les actions, les pensées se surveilleront
d'elles-mêmes. Cet axiome, aux yeux de bien des gens, semble déjà
imposer une assez lourde tâche aux bonnes aspirations de notre humanité
faillible. On peut jusqu'à un certain point admettre la responsabilité
de nos actions, mais nos pensées, pourrait-on objecter, sont au-dessus
de notre contrôle. Les leçons de la philosophie
ésotérique
se trouvent ici en contradiction directe avec cette erreur générale.
Nos pensées ne sont nullement au-dessus de notre
contrôle et nous en serons rendus responsables à un haut degré.
Une idée rudimentaire et imparfaite, appartenant
néanmoins au même ordre d'idées que la doctrine présentée
ici, se trouve contenue dans cette théorie très répandue
que le « motif » est après tout la chose principale, et qu'on
peut, tout en commettant les pires actions, être néanmoins innocent
aux yeux de la Providence, lorsqu'un bon motif les
inspire. Cette notion ne
peut se justifier qu'en ce qu'elle contient en
germe cette idée, bien
plus subtile, que l'efficacité karmique des actes est sensiblement modifiée
par l'
esprit dans lequel on les accomplit. Un bon motif ne peut neutraliser
un acte mauvais, pas plus que la conviction qu'un morceau de fer est froid ne
peut vous empêcher de vous
brûler en le touchant, s'il est réellement
chaud. L'acte accompli aura sa répercussion dans le temps et produira
ses conséquences qui, si elles sont mauvaises, retomberont quelquefois
sur leur auteur, selon l'inexorable opération de la loi karmique. Le
motif de l'action pourra certainement en modifier l'effet karmique, mais, si
elle est mauvaise, un bon motif peut avoir pour effet d'aveugler son auteur
sur le caractère pernicieux de son acte et empêcher ainsi, en son
esprit, la naissance de certaines pensées qui l'amèneraient au
remords et par suite à l'épuisement du karma de l'action. D'ailleurs,
ceux qui prétendent que les bons motifs excusent les mauvaises actions
parlent sans tenir compte de l'ancien karma, qui est en réalité
l'inspirateur des actions. Ils les considèrent, à chaque fois,
comme ayant un nouveau point de départ, tandis qu'une
conception plus
philosophique du sujet nous montre qu'il en est autrement. Il serait superflu
d'
ajouter que l'homme qui commet une mauvaise action dans une mauvaise intention
est plus coupable que celui qui la commettrait avec une bonne intention ; et
jusqu'à un certain point, la doctrine du bon motif peut valoir mieux
que rien pour un
esprit non philosophique. Mais elle ne nous avancerait guère
dans la voie conduisant à une véritable
conception de l'éthique,
et ne contribuerait surtout en rien à élucider le mystère
du
libre arbitre et de la nécessité que la doctrine
occulte éclaire
d'une façon si satisfaisante.
Tenant compte de ces réflexions profondes, il ne
nous sera pas inutile de jeter un coup d'il rétrospectif sur les
expédients piteux auxquels eurent recours une
théologie erronée
et un système métaphysique de convention pour lutter contre les
contradictions éclatantes produites par le
libre arbitre et la nécessité, lorsqu'on les appliquait à une existence unique.
C'est ainsi que les préceptes de l'
Eglise anglicane nous informent (dans l'intérêt de la théorie nécessitaire) que « la
Prédestination à la vie est l'éternel dessein de
Dieu ; c'est pour cela qu'avant que fussent établies les fondations du monde, il prit secrètement la résolution de délivrer de la malédiction et de la
damnation ceux d'entre les hommes qu'il avait choisis en Christ pour les conduire par Christ au salut éternel, comme vases d'honneur certains autres vases très nombreux étant de la même façon construits pour être des vases de déshonneur et traités de façon très différente ».
Ces êtres choisis « obéissent par la
grâce à cet appel » et gravissent
religieusement le sentier
des bonnes uvres. Ce n'est jusqu'ici qu'un exposé aride de la nécessité
faisant des hommes les automates d'une Divinité qui, suivant cette hypothèse,
aurait, dès avant les fondations du monde, résolu de les gouverner
par des principes qui révoltent le sens moral. Mais ces préceptes,
qui n'hésitent pas à insulter la divinité, sont tout prêts
à se contredire eux-mêmes, afin de permettre à leurs
disciples
une interprétation de leur choix. Ainsi l'article où nous avons
puisé ces quelques mots termine en disant « qu'après tout
nous devons recevoir les promesses de
Dieu, de la manière dont elles
nous sont généralement présentées dans les
Saintes
Ecritures ». Et les
Saintes Ecritures prêtant à bien des
controverses, les partisans du
libre arbitre et de la justice comme principe
fondamental d'un gouvernement divin, sont alors autorisés à accepter,
s'il leur plaît, l'article en question, non dans le sens indiqué
par les mots, mais dans un sens diamétralement opposé. A égale
B : telle est la doctrine de l'
Eglise, mais si néanmoins vous pensez
qu'A ne soit pas égal à B, vous pouvez continuer à le croire,
tout en restant fidèle croyant de la doctrine de l'
Eglise.
C'est comme si quelque professeur de géométrie
venait nous dire : Je vous affirme que les trois
angles d'un
triangle sont égaux
à quatre
angles droits ; mais vous pouvez, néanmoins, si vous
vous obstinez à le nier, soumettre le sujet aux conclusions générales
du
théorème d'Euclide ; et, en ayant ainsi tranquillisé
votre conscience, allez et enseignez à qui vous parlera de ce sujet,
que c'est à ce chiffre de quatre
angles droits que les gens bien pensants
devront
ajouter foi.
Les métaphysiciens ne traitent guère le sujet
avec plus de logique que l'
Eglise. La philosophie matérialiste, en règle
générale, opterait pour « l'uniformité », mot
plus agréable que nécessité ou
prédestination, mais,
dans cette suite d'idées, signifiant absolument la même chose.
Le
libre arbitre s'en va donc par dessus bord et avec lui toute justice dans
le gouvernement du monde, ainsi que toutes conjectures relatives à la
persistance de l'état de conscience au delà de la tombe. Sur ce
point, le matérialiste et le
calviniste se donnent la main, et il n'y
a pas lieu de choisir entre la manière de voir d'une école qui
fait de la Divinité un
mythe, de l'
âme, un attribut de la matière,
et celle qui ne reconnaît un
Dieu que pour le doter d'attributs moraux
qui dégraderaient l'être humain le plus déchu. Pourtant,
le matérialiste et le
calviniste sont jusqu'ici tous deux logiques ;
on doit leur accorder cela. D'autre part, les logiciens qui tiennent pour le
libre arbitre (sans même soupçonner qu'il puisse exister, et qu'il
existe dans son effet complet, bien qu'il soit en général incapable
de dominer les actions) essaient de l'interpréter en disant que les émotions
de l'
esprit ont un effet uniforme en tant que motifs, mais qu'indépendamment
des qualités de l'
esprit, il faut considérer sa substance propre,
le Soi ou Ego réel, qui est exempt des conditions attachées à
ses attributs. Cette dernière personnalité est libre et indépendante
; un pouvoir d'action auto-déterminant y réside, indépendant
des causes extérieures. Ceci équivaut presque à dire que
la
hauteur d'un
arbre est peut-être de vingt pieds, mais que c'est
la mesure de la
hauteur et non celle de l'
arbre. Le Soi ou Ego est assurément
chose très distincte des qualités qu'il manifeste durant une vie
terrestre, mais tant qu'il est en incarnation, vous ne pouvez pas plus le considérer
dans ses rapports avec la terre comme chose distincte de la somme totale
de ses attributs que vous ne pourriez, sur le plan physique, considérer
l'orange de Berkeley en faisant abstraction de sa grosseur, de sa
couleur, de
son poids, de sa forme, etc.
Il y a dans l'Ego un quelque chose qui prend contact avec
le plan physique, sans pour cela faire partie de ce plan, et qui est exempt
des « Uniformités » dont parlent les anciens argumentateurs
du
libre arbitre. Ce quelque chose est la pensée de l'Ego, son propre
aspect spirituel et intime. Elle est directement en relation avec ses actions,
mais sans cependant constituer l'action, et, par conséquent, elle n'est
pas soumise au contrôle des
forces karmiques qui produisent l'
influence
sous laquelle la doctrine de l'uniformité est supposée agir. Cette
pensée de l'Ego est libre en tout temps et peut toujours faire appel
à la Source divine, dont celui-ci découle, pour considérer
à la lumière de son état de conscience les actes qu'il
s'est vu forcé de commettre ; l'Ego peut ainsi s'efforcer d'accomplir
à l'avenir des actions plus conformes au but de la divine Providence
(but auquel, s'il le veut, il peut coopérer activement comme
agent) ; et, souvent, au cours de ses efforts, il pourra découvrir comment l'avenir se déroule ; il pourra se rendre compte que les
forces karmiques du passé s'affermissent d'elles-mêmes dans une même direction.
Son libre arbitre, inspiré par de plus nobles désirs, trouvera devant lui la voie libre, débarrassée des obstacles qui suscitaient auparavant de si terribles luttes. Peut-être aussi en rencontrera-t-il en plus grand nombre, mais seulement alors pour constater qu'il en
peut triompher, si péniblement que ce soit.
Le grand point sur lequel il nous faut insister est la constatation de cette
liberté intérieure qui se trouve en
harmonie complète et scientifique avec l'aspect universel de la Nature, tel que nous le représente l'enseignement
ésotérique. L'un des effets en sera d'accomplir ce qui a été regardé jusqu'ici comme un problème aussi insoluble que celui de la quadrature du cercle la conciliation du Libre Arbitre et de la Nécessité.